Le pont sur la Drina
Titre : Le Pont sur la Drina
Auteur : Ivo Andric
Traduit su serbo-croate par Pascale Delpech
Editeur :Belfond
Livre de Poche 1994
1- Mon analyse:
Connaissez-vous Ivo Andric, prix Nobel de littérature 1961 ? Avez-vous lu Le Pont sur la Drina ? Si on m’avait posé ces deux questions deux jours avant la rédaction de cette analyse, j’aurais répondu négativement, sans aucune honte. Aujourd’hui je dis « oui », avec la satisfaction de celui qui a senti poindre en soi quelque lumière nouvelle, car je viens de terminer ce magnifique roman, dont la lecture m’a éclairé.
Le pont, construit sur la Drina par un vizir de l’empire ottoman (né petit paysan dans un hameau de la petite ville de Visegrad, enlevé à 10 ans par les Turcs et emmené à Istamboul, puis converti de force à l’islam), constitue à la fois une frontière et un lien entre la Bosnie et la Serbie, et entre un occident chrétien et un orient musulman dont les marges fluctuantes placent Visegrad, au hasard des guerres, tantôt dans un « camp », tantôt dans l’autre.
De son édification, vers le milieu du 16e siècle, jusqu’à sa destruction, lors de la 1ère guerre mondiale, le pont est, dans le roman, le lieu central, la scène, voire l’arène où tout se joue. On y joue, on y boit, on y fume, on y devient amoureux, on y meurt, on y tue, on y torture, on y exécute, on y massacre. Toute l’Histoire, de 400 ans, du village, de la région, puis du monde, se vit en condensé sur la kapia.
Les chrétiens et les musulmans (populations locales islamisées) vivent ensemble à Visegrad depuis toujours, se respectent, se méfient les uns des autres ou se haïssent et s’entretuent selon la tournure de l’Histoire, pris dans un jeu dramatique qu’ils ne maîtrisent pas, et dans lequel interviennent Turcs, Juifs séfarades puis Juifs ashkénazes, Tsiganes, Autrichiens…
Les maîtres de leurs pauvres destins apportent leur ordre et orientent leurs violences, et, rarement, quelques courtes périodes de paix et de stabilité.
Le lecteur suit la lente évolution des mentalités dans la succession des générations, où se font et se défont les coutumes, où se forgent, grandissent puis se dissolvent les souvenirs collectifs, les destins individuels, les humiliations, les peurs ou les fiertés et orgueils communautaires.
C’est un fourmillement de personnages, de types narratifs, de caractères, truculents, ou cruels, ou truands, ou faux, ou sages, évoluant dans une atmosphère souvent pesante, dans une dynamique pessimiste de l’histoire humaine.
Le pont, au milieu des tourbillons, reste impassible, et semble, aux yeux des habitants, être garant de la pérennité d’une destinée malgré tout commune, mais les dernières certitudes collectives s’effondrent lorsqu’il s’écroule sous les bombardements, au cours de cette guerre de 14-18 qui marque la fin de l’ancien monde : « quelque chose était détraqué dans cette ère nouvelle. » Le pont est détruit, et tout devient incompréhensible : « Qui donc saurait décrire et faire sentir ces frissons collectifs qui secouèrent soudain les masses… ? »
L’eau ne coulera pas toujours sous des ponts.
« Il y avait toujours eu et il y aurait toujours des nuits étoilées. »
Ivo Andric fait partie des sublimes.
Patryck Froissart, le 26 mars 2006
2- Le pont aujourd'hui:
Des nouvelles du pont sur la Drina:
(Informations qui m'ont été fournies par Marek Ahnee)
Danas
Le « Pont sur la Drina » en piteux état
Traduit par Jasna Tatar
Publié dans la presse : 7 décembre 2002
Mise en ligne: dimanche 15 décembre 2002
Construit entre 1571 et 1577 par une centaine de maçons considérés les meilleurs de l'époque, sous la direction du maître bâtisseur turc Mimar Sinan, l'édifice est aujourd'hui en piteux état : ses onze arches sont sur le point de s'écrouler.. L'ouvrage, créé à la demande de
Mehmed Pasha Sokolovic, le grand vizir ottoman d'origine serbe, est devenu célèbre dans le monde entier grâce au roman d'Ivo Andric : « le Pont sur la Drina ». Le pont nécessiterait une restauration urgente.
Par D. Bjelopoljac
En 1991, une commission d'architectes et de bâtisseurs yougoslaves ont tiré la sonnette d'alarme. Le professeur Milan Gojkovic avait eu une même réaction, quinze ans auparavant. Lors d'une conférence à Visegrad, il a rappelé
que ce pont, connu du monde entier, avait besoin de l'aide internationale. Les responsables locaux n'ont pas les moyens de réparer le pont. C'est la deuxième fois cette année qu'ils s'adressent aux autorités compétentes de la
Republika Srpska, de la fédération bosniaque, et de l'Unesco, pour demander de l'aide. Pour l'instant, aucune démarche concrète n'a été entreprise pour sauvegarder l'ouvrage.
La commission de la protection des monuments de
Bosnie-Herzégovine a adopté, le mois dernier à Sarajevo, la décision de protéger le vieil édifice. Cependant, une telle mesure ne saurait améliorer l'état du pont. Radenko Ilic, le directeur de l'Institut de la protection du
patrimoine culturel, historique, et naturel, de la Republika Srpska, reconnaît que la Republika Srpska n'a pas les moyens de restaurer l'ouvrage. Il préconise que la communauté internationale, les centrales hydrauliques de «
Visegrad » et « Bajina basta », mettent la main à la poche. « Malheureusement, précise-t-il, il n'y a pas de temps à perdre, car des trous importants et menaçants sont désormais visibles dans les arches du pont. »
Le pont de Visegrad a été pour la première fois
sérieusement endommagé en 1914, quand les soldats austro-hongrois ont détruit deux colonnes centrales. En 1943, les Allemands ont démoli quatre autres colonnes. La construction de la centrale hydraulique « Bajina basta »
en 1968 a fait que les colonnes du pont se sont affaissées de cinq mètres.
Ivo Andric écrivit à propos du pont de Visegrad : « Tout peut arriver, sauf une chose : les grands hommes, qui sont en même temps des gens d'esprit, ne sauraient disparaître à jamais de la surface du globe, eux qui ont fait
construire des ouvrages d'art durables afin que la terre soit plus belle et la vie des Hommes plus douce. Si la trace de ces bâtisseurs s'évanouissait, ce serait comme si l'amour divin s'éteignait et quittait, lui aussi, notre
monde. Une telle chose ne peut arriver. »
Sur le vieux pont, une inscription date de 1577. Il y est dit : « Son altesse, le bienfaiteur Mehmed Pasha, fidèle grand vizir des trois souverains, fit cette grandiose et magnifique construction. Que Dieu lui en soit reconnaissant ! Animé des intentions les plus pures, le grand vizir construisit ce grand pont sur la Drina par son bienveillant regard. Le pont fut si beau que chacun qui le vit pensa que c'était une perle plongée dans les eaux,
protégée par la coquille du ciel. »
(Mise en forme : Stéphan Pellet)
3- Le point de vue de Claude SIMONOT
Ponts du monde unissez-nous!
J'aime les ponts; parce qu'il sont, comme les livres, des lieux de passage et des moyens d'union. D'ailleurs que pouvons-nous faire d'autre dans la vie, que passer et tenter de nous unir?
Ainsi le pont sur la Drina qui unit l'Orient et l'Occident, qui ici, bizarrement, se trouvent être inversés sur la carte, la Bosnie se trouvant à l'Ouest et la Serbie à l'Est. Rien n'est relativement absolu, tout est absolument relatif. Et qui unit aussi les deux vies de Mehmed Pacha Sokoli, sa vie d'enfant serbe chrétien et sa vie de dignitaire de l'empire ottoman. Et la vie de ces peuples, tous de la même ethnie, slave, mais séparés par l'histoire; l'histoire que nous faisons, sans savoir quelle histoire nous faisons...
Passent les jours et passent les semaines, et passent les dominations turque, austro-hongroise et yougoslave, et sous le pont de Visegrad, fidèle sentinelle de l'éternité (éternité restreinte, certes, mais plutôt çà que pas d'éternité du tout) coule l'impermanence et la Drina, et jamais le temps passé ni les amours reviennent. Ce qu'on savait déjà depuis ce cher vieux Héraclite, poétiquement confirmé par Apollinaire.
Et, s'il est passé de l'eau sous les ponts depuis la construction de celui-ci, il est aussi passé du monde dessus, y compris sur le parapet verglacé, sans oublier (seuls les oubliés sont morts), celle (mais commment l'oublier...) qui s'en est jetée, celui qu'on y supplicia et celui qui, par l'étrange alchimie de la fatalité, amalgama sa chair à la pierre du pont.
Il n'y a pas qu'un pont dans ma vie: quelques-uns sur la Seine (dont le Pont-Neuf prolongé par le Vert Galant, où fut jadis brûlé Jacques de Molay), ceux sur l'Arno (foulés par Laurent le Magnifique et Guy Debord) et la Vltava (qui a vu passer Heydrich les pieds devant), les jolis ponts japonais du canal Saint-Martin (atmosphère, atmosphère...) et beaucoup d'autres, dont certains comme le pont de Tolbiac (celui de Nestor Burma au-dessus du chemin de fer) n'existent plus que dans la mémoire de ceux qui cultivent le souvenir et ses sens superposés. Jusqu'à maintenant, quand par hasard, sur le Pont des Arts, je croisais le vent fripon, je lui demandais, outre de bien vouloir faire un peu voler le jupon des dames, de porter mes pensées vers le Ponte Vecchio et le Pont Charles; désormais j'y ajouterai le pont sur la Drina, que je ne connais pas et que je connais si bien grâce à Ivo Andric... avec une attention particulière à l'âme légère d'Ali Hodja, mon frère en amour des ponts.
Claude SIMONOT, pontonnier honoraire
4-Une contribution de Monique BECOUR
Dès le début avec le mythe des jumeaux à emprisonner dans l'une des arches du pont, lors de sa construction, je suis allée rechercher « Le pont aux trois arcades » d'Ismaïl Kadaré, (Folio 2194) car je me souvenais du même genre de mythe qui y était décrit.
Dans ce deuxième livre, traduit de l'albanais, l'action se passe en 1377 en Albanie, à l'endroit d'où partent les bacs qui permettent de traverser l'Ouyane maudite. Chronique rapportée par le moine Gjon. J'ai alors étudié une carte ancienne et j'ai constaté que c'était un peu plus au-dessous que cette Drina, affluent de la Save, formée de la Tira et de la Pava.
L'édification du pont construit sur la Drina commence en 1567 et se termine en 1571.
Quid des deux légendes ?
Après des recherches fructueuses, je me suis aperçue que la littérature serbe écrite en slavon était l'adaptation d'œuvres étrangères, de romans venus de Byzance ou d'Occident (littérature Bogomolienne). Le genre biographique est créé en 1175-1235 pour des hagiographies ( des vies de saints : Saint Save, Saint Siméon) par des moines écrivains comme Stefan le Haut. La langue parlée est imposée comme genre littéraire. C'est une littérature orale recueillie qui devient une littérature populaire par le biais de différentes ballades.
Mon explication se tient car dans le livre de Kadaré, le moine Gjon s'entretient avec un personnage énigmatique, glaneur de légendes et ils discutent longuement sur les contes et légendes balkaniques – (p.95 à 108). La légende de Shköder dans ce deuxième livre est celle d'une jeune mère emmurée vivante et pour laquelle on laisse un trou vide pour qu'elle puisse par celui-ci allaiter son nouveau-né. De là, sera emmuré dans le pont en construction, un homme qui, la nuit, détruisait le travail de construction de la journée car « le bâtiment pour tenir demandait un sacrifice ». » Ce qui était nouveau et particulier dans les légendes balkaniques, c'était que le sacrifice ne se rattachait pas à une entreprise de guerre, à une expédition ou même à quelque rite religieux mais à une simple construction ce qui s'expliquait peut-être par le fait que nos ancêtres, les premiers habitants de ces contrées, les Pélasges, comme le reconnaissaient les anciennes chroniques grecques, avaient été aussi les premiers maçons au monde. » » Sacrifice au génie des eaux… »
Ma deuxième recherche sur « Le pont sur la Drina » a porté sur le Bogomolisme, secte qui niait la Sainte-Trinité, la naissance divine du Christ et la réalité de sa forme humaine. Elle proscrivait les rites, la hiérarchie ecclésiastique, le baptême et n'admettait le mariage qu'avec le droit de répudiation à volonté.
Le bogomolisme se répandit partout dans les Balkans, pénétra dans le monastère du Mont Athos, s'infiltra à Constantinople puis en Russie. Il fut combattu au XIIe siècle par Boris,tsar de Bulgarie et par le roi Etienne de Serbie. Les Bogomoliens se réfugièrent alors en Bosnie qui devint leur forteresse. A inspiré les Adamites, les Cathares et les Vaudois et certains courants de pensée ont même inspiré la Réforme.
J'ai admiré l'histoire du pont sur la Drina à travers les siècles avec les sacrifices qui y étaient assez récurrents. Là encore sacrifice au génie des eaux.
Ce qui m'a beaucoup intéressée était la cohabitation de quatre peuples d'origines différentes : les Serbes, les Bosniaques, les Juifs espagnols séfarades (Carlotta et ses bienfaits), ( les Musulmans jusqu'au moment de l'occupation par l'Autriche en 1878 au Congrès de Berlin.: « Cette ville (Visegrad) à la frontière de la Bosnie et de la Serbie, avait toujours vécu en relation directe et en contact permanent avec tout ce qui s'y passait grandissant à côté d'elle comme les deux doigts de la main. Rien de ce qui touchait Visegrad – mauvaise récolte, épidémie,violences ou rebellion – ne pouvait être indifférent aux habitants du district d'Uzice, et inversement ». Sur l'ancien plan géographique, Sebrenica est tout proche de la Drina et du confluent des deux rivières !…
A noter, avec des yeux d'Occidentale, que l'Administration autrichienne, bien que fortement contestée par les quatre populations, apporte le modernisme, un peu de richesse et de bien être, la rigueur, la consolidation du pont… jusqu'à le miner, hélas ! jusqu'à, après toutes les péripéties décrites, la naissance du mouvement nationaliste « La jeune Bosnie » dont fit partie Ivo Andric, qui aboutit par la main de Gavrilo Princip à l'assassinat de François Ferdinand à Sarajevo en 1914 et ce qui suivit…
Pour conclure, quel bonheur, enfin, de rencontrer, (p.156), les bachi-bouzouks bosniaques, enrôlés de force, sans discipline ni enthousiasme comme les unités incomplètes de soldats de sultan, mal nourris, pauvrement vêtus et payés irrégulièrement. Ah ! ce cher Hergé qui les transforme en injure sympathique dans la bouche du Capitaine Haddock.
Monique BECOUR
5- PJ
« Il n’y a pas de constructions fortuites, sans rapport avec la société humaine dans laquelle elles ont vu le jour, avec ses besoins, ses aspirations et ses conceptions, de même qu’il n’y a pas de lignes arbitraires ou de formes gratuites en architecture. La naissance et la vie de toute grande et belle construction utile, son rapport avec le milieu dans lequel elle a été édifiée, portent souvent en eux des drames et des histoires complexes et mystérieuses. »
En 1942, la Serbie est occupée par l’Allemagne nazie. Le grand écrivain d’origine croate Ivo Andrić se trouve à Belgrade, et il décide d’y écrire un roman, pour transmettre l’histoire de sa région d’origine : la Bosnie. Terre de passage, de frontière, de rencontres et de conflits, rien ne pouvait mieux symboliser son essence qu’un pont. Ce pont est celui de Višegrad, commune frontalière entre la Bosnie et la Serbie, ancien point de rupture et d’échanges entre Orient et Occident, qui devient pour le romancier un prisme pour le dévoilement de quatre siècles d’histoire, depuis sa construction chaotique au XVIe siècle par l’Empire turc jusqu’à sa destruction partielle en 1914.
« Le peuple ne garde en mémoire et ne raconte que ce qu’il peut comprendre et réussit à transformer en légende. »
Avec pour matériau de départ les plus grands faits historiques comme les plus petites chansons populaires, Ivo Andrić raconte en toute simplicité anecdotes révélatrices et bouleversements politiques, et le fil historique se déroule lentement sur ce pont, à mesure que l’écrivain fait jaillir les souvenirs de cette mémoire de pierre et les érige en autant de contes, rendant l’histoire vivante car incarnée et la littérature passionnante car historique. Le pont voit se croiser des Turcs, des Serbes, des Musulmans, des Juifs, des Tsiganes, des hommes venus de tout l’Empire austro-hongrois. Il voit surtout se nouer des tragédies individuelles et universelles : les Turcs y plantent les têtes de révoltés serbes, une jeune fille musulmane magnifique s’en jette pour fuir à jamais un mariage non désiré, les soldats de l’Empereur autrichien François-Joseph y placardent les actes d’occupation et d’annexion et s’y font accueillir par des représentants des trois religions (musulmane, orthodoxe, juive), un insurgé serbe déguisé en vieille musulmane y berne un soldat autrichien, les obus y pleuvent…
« Ainsi les générations se succédaient près du pont, mais lui secouait, telle la poussière, toutes les traces laissées par les caprices et les besoins éphémères des hommes. »
Ainsi s’écrit l’histoire des révoltes serbes du début du XIXe siècle et de la mort lente de l’Empire ottoman, de la domination austro-hongroise et de la Première Guerre mondiale. Ainsi s’écrit l’histoire de la modernisation : chemins de fer, conscription, alphabétisation, diffusion des journaux, naissance des nationalismes, guerre mondiale… Ainsi se déroule l’histoire, et le pont reste, demeurant « immuable, comme l’eau qui coulait sous ses arches », à l’exact opposé de l’éphémère du sang, des larmes, de la joie et de l’amour qui le parcourent.
La littérature et le récit historique se croisent, la sagesse populaire et les considérations politiques se nourrissent, et façonnent une œuvre remarquable, belle et symbolique. Œuvre d’autant plus puissante qu’elle constitue toujours, et à plus forte raison après les horreurs de la fin du siècle passé, un témoignage saisissant de ce que sont depuis des siècles la Bosnie et ses habitants, objets de luttes de pouvoir, ballottés entre cohabitation et déchirements, entre vie et destruction.
PJ
09.01.2006
6- Ivo Andric tout court
La beauté des romans du Bosniaque avait masqué la grâce de ses nouvelles.
par Jean-Pierre THIBAUDAT
QUOTIDIEN : jeudi 09 mars 2006
Ivo Andric Visages Nouvelles traduites du serbo-croate par Ljiljana Huibner-Fuzellier et Raymond Fuzellier. Phébus, 188 pp., 15 €.
Près d'une source de montagne, c'est un lieu-dit nommé «sous le petit charme». Quand ils reviennent de la ville, en bas dans la vallée, avant de rejoindre le village de Dikavé sur le plateau, plusieurs personnages d'Ivo Andric aiment à s'y arrêter. C'est une coutume : «Tout paysan rentrant du bourg s'assied et reprend souffle, allume une cigarette, s'il en a.» On souffle et on lâche des volutes de mots. Il y a celui qui parle et ceux qui écoutent. Nombre de récits d'Ivo Andric ressemblent à cette halte. Et comme les chasseurs de tétras face à Vitomir (sujet de l'une des nouvelles), on ne se lasse pas de lire ce conteur du XXe siècle né dans un village bosniaque près de Travnik. Dans un temps de suspens, les nouvelles d'Andric s'attardent sur un détail les pieds d'une femme de dos dans un restaurant qui dansent sous la table en sortant et en entrant dans ses chaussures, le flot asphyxiant de paroles d'une connaissance croisée dans un train qui attise la rêverie, le souvenir. Un temps bref où l'on escorte la vie d'un homme le jour de son anniversaire, où l'on suit un couple dans une cave à l'heure des bombardements. Andric est là, il observe, il ne juge pas, ni ne se met en avant par des effets de style. Il se tient fraternellement en retrait dans une prose simple et fluide jusqu'à l'ensorcellement.
«Ivo Andric, écrivain yougoslave», écrivaient les journaux quand Andric reçut le prix Nobel en 1961, en particulier pour ses deux grands romans le Pont sur la Drina et la Chronique de Travnik. La Yougoslavie n'existe plus, Andric né bosniaque et écrivant en serbo-croate, est mort avant que les Balkans se déchirent. Ses livres nous parlentd'un monde largement disparu. Mais s'ils nous semblent si proches c'est qu'Ivo Andric n'en finit pas de jeter des ponts de compréhension.
La beauté de ses romans a sans doute masqué la grâce de ses nouvelles. C'est dans le récit au court cours qu'Andric est le plus lui-même, constamment à l'affût du genre humain. Quand Sarajevo était assiégé, les récits d'Andric atténuaient les douleurs. Ils faisaient du bien. Ces dernières années, plusieurs éditeurs (Le Serpent à plumes, L'Esprit des péninsules) ont publié des recueils de nouvelles, l'indispensable Pascale Delpech a retraduit le Pont sur la Drina, les romans sont disponibles en poche. Et voici Visages. Des nouvelles écrites dans la décennie précédant le Nobel, la plupart inédites, un recueil dont Andric avait conçu l'ordonnance.
«Aussi loin que je remonte dans ma conscience, le visage humain représente pour moi la parcelle la plus lumineuse et la plus attirante du monde qui m'entoure», écrit-il en préambule. Mais, chez Andric, les visages sont des paysages et inversement. Le cheminement commence sur une hauteur dominant la Miliatska, la rivière qui traverse Sarajevo, dans un foyer de «paysans massifs et anxieux». La question du sel, denrée chère, obsessionnelle, déchire la famille. On se couche, la mère restée seule, les yeux fixés sur le foyer, voit du sel dans la cendre et sale à tour de bras. La seconde nouvelle raconte une autre histoire de sel où apparaît un lieu-dit «La Pierre Blanche» qui joue le même rôle que «le petit charme» sous lequel va s'asseoir Vitomir que l'on suit durant trois nouvelles jusqu'à la mort de son épouse malade. Andric laisse alors le village bosniaque pour s'installer en ville. L'univers s'élargit : première grève à la manufacture des tabacs, prison (Andric, dans sa jeunesse brièvement militante, y avait séjourné), souvenir parisien, etc.. Dans la dernière nouvelle, «Vacances d'été dans le Sud», une femme aime aller nager, son mari, professeur, l'attend à la maison. Mais, un jour, au retour de la plage, le professeur n'est plus là, il est allé vers la falaise et s'est envolé. Sa femme cherche son corps en vain, sa famille vient la chercher. Les habitants du petit bourg restent avec cette disparition. Et nous, qui restons avec une Bosnie qui n'est plus la Bosnie d'Andric, sommes un peu comme les habitants du petit bourg. Ils «souhaitent tous qu'on leur explique, d'une manière ou d'une autre, la mystérieuse disparition», ils «attendent cela avec impatience, comme une chose dont dépend aussi la sérénité intérieure de chacun d'entre eux». Les contes amis d'Andric, plus que jamais, comblent notre besoin de consolation.