Weekend du 28 mai 2006
"Proésie"
Patryck Froissart nous livre sa geste
(Magazine Weekend du 28 mai 2006)
Entre les XIe au XIIIe siècle, la chanson de geste désignait un poème épique chantant les exploits de héros historiques ou légendaires. Un genre que semble vouloir remettre au goût du jour Patryck Froissart, à travers son recueil lancé la semaine dernière, L'éloge de l'opaque ellipse.
L'auteur, manifestement, ne refuse pas les titres énigmatiques, ce recueil venant après L'éloge de l'apocalypse, paru il y a deux ans. Les jeux de mots, dans une langue des plus recherchée, abondent d'ailleurs tout au long de ce "proème", alternance méthodique de textes en prose et en vers (souvent des alexandrins). Et c'est bien le sentiment de se retrouver au cœur d'un cycle de poèmes épiques qui frappe d'emblée ici. Tradition que l'auteur revisite toutefois ici avec une maîtrise et une originalité indéniables.
La geste de Patryck Froissart a en effet pour particularité de s'attacher aux "exploits" pas seulement de héros mais aussi d'héroïnes. Car il est ici question d'exploits amoureux. Il y chante, tout au long, un amour qui ne se contente pas d'être courtois, mais qui se délecte aussi volontiers d'une sensualité, voire d'un érotisme très prégnant. Parcourant, "les sens pâmés", un univers où l'on se désaltère "à longues goulées de volupté". De plus, dans une ellipse qui semble davantage faire référence à la figure géométrique de la courbe plane qu'au fait de syntaxe ou de style qui consiste à omettre des éléments ou proposer un raccourci, l'auteur nous entraîne dans une longue, lente et riche pérégrination qui couvre aussi bien les divers cycles de l'amour que les siècles.
Les débuts sont ainsi prometteurs. "Je la souhaitai, elle se promit, nous nous destinâmes. Splendide conjugaison." La tentation, voire la trahison, ne sont jamais bien loin, alors que "sous nos sarouals s'impatientait l'étincelle intemporelle d'une identique et indomptable aspiration à l'illégal rallumement des braseros adultères". Et désamour et séparation finissent souvent par être au rendez-vous, malgré les efforts dérisoires pour retenir l'autre. "Pourquoi ne sait-on pas qu'il est vain de bâtir/Quand il n'existe pas de muraille qui tienne/Si l'amie veut guérie de nous se départir ?"
D'amour en amour, l'auteur nous promène à travers les âges, du quinzième siècle après l'hégire, chez les femmes flâneuses au hammam "où leur peau s'huile", près des souples Nubiennes chantonnant des mélopées berbères, jusqu'à Martine et Martin qui se marient et vivent dans un trois-pièces, en face de la supérette, "dans une banlieue correctement polluée". En passant par une histoire de Paul et Virginie singulièrement et subversivement revisitée…
La langue vit et vibre en conséquence, allant d'une expression proche de l'ancien français (qui peut parfois présenter un certain hermétisme au lecteur contemporain) à l'utilisation de constructions et d'expressions tout droit venues de cette île de la Réunion où l'auteur a longtemps vécu avant de venir passer à Maurice ces dernières années (voir poème plus loin). Avec dans l'entre-deux des références omniprésentes mais subtiles à une multitude d'auteurs comme Lautréamont ou Hugo, pour ne citer que ceux-là.
"Fassent ma plume et mon précieux démon que les départs n'aient pas de fin !", conclut l'auteur. L'ellipse, savamment dessinée, laisse une trace qui résistera certainement à l'oubli…
Quand me raleras-tu, tramé dans ton tramail ?
Quand me souqueras-tu, tantine, en ton boucan ?
De tes piments martins, m'acoquineras-tu ?
Quand me colleras-tu, zézère, en ton miel vert ?
Filerons-nous marrons ensemble en les vavangues ?
Quand lianerons-nous aux îlets inviolés ?
Dans ta vouve, ô gatée, me prendras-tu bichique ?
M'offriras-tu ton nid, frivole salangane ?
Quand nous becquerons-nous, tout accostés, cafrine ?
Vous pouvez moucater
Mon causement gros doigt
Votre foutant, mounoir,
N'est que de bouche sale
A la barre du jour
J'irai vanguer encore
Au retour de la poique
On m'ouïra souplaindre